Écritures 

Dédicace :
à tous les voleurs de livres et à ceux qui ne peuvent accéder à l'internet,
et à toi gentil visiteur qui perd son temps sur ces pages futiles.

 

   

Toi l'auvergnat

 

Louis
Nouvelle

 

Yan Kraffe


Louis I



Les raviolis Riccioni sont ronds.
A l'ancienne, disent-ils. En vérité, ils auraient tout aussi bien pu être triangulaires, ovoïdes ou sphériques, du moment que le fabricant a apposé sur la boite en fer blanc l'étiquette «à l'ancienne». Louis est persuadé de l'ancienneté de ce mets lugubre et contemporain.
Soyons justes, Louis se laisse duper en toute honnêteté car ça n'est tout compte fait pas si important que ça. C'est mieux que le pire quoique pire que bien mieux, moins mieux, en somme, que mieux, mais il y a pire.
Il y a de grands «shlarks» et de moindres «shlurps» quand Louis mastique, des «vains dieux» - ou vin Dieu - et des «ce n'est pas le Pérou» parce qu'en effet, c'est pas le Pérou.
A tout dire, ça serait même plutôt la cité des Acacias, bâtiment 11, escalier D, étage 3, appartement 7 et appartement 7, étage 3, escalier D, bâtiment 11, des «c'est pas le Pérou», des «vingt dieux», de grands «shlurps» et d'énormes «shlarks» résonnent sur le carreau froid et fendillé d'une boite à solitude.
Bien sûr, l'inévitable télévision bat la mesure d'un jour de plus. Un soir d'été caniculaire où le ventilateur ne brasse que de l'air brûlant et moite et où les fenêtres font rentrer dans le T.2 de Louis, faute d'air frais, des cris de gosses excités qui jouent avec les braises de la fournaise, dehors, sur le parking.
C'est pourtant pas le Panama,
c'est la cité des Acacias,
mais ça, on le sait déjà.
Une bière.
La télé braille ses myriades de couleurs,
ses flambées de violence,
ses cités qui sont toujours plus vraies que vraies,
chant à la gloire des raviolis Riccioni,
des valeurs rustiques,
de l'encaustique,
de l'Antarctique,
du ticket chic,
du chouette copain Patrick,
lui,
l'ami, l'accompagnateur, le guide, le pasteur, le prophète, le père et le frère, la mère et l'amante, la conscience et la vérité de soirées lugubres de crétins avachis !
Ouais !
Puis, dans le poste, la petite voix, parfois, du gars qui dit :
- C'est plus possible de vivre comme ça !
entre deux lampées de qui lave mieux et un bon bain de qui sent moins pire.
C'est chouette !
Une autre bière.
Un autre type, plus amer peut-être, dit :
- C'est étrange comme les couleurs de la vie paraissent plus vraies au cinéma.
et un chewing-gum à l'haleine fraîche, 36 15 code Des Sous !
C'est tellement chouette !
Une autre bière, mais ça n'est pas tout :
la rumeur des marmots,
la murmure des mixers,
le soupir des aspirateurs,
l'inspiration d'un trompettiste,
mais ça n'est pas tout.
Une paire de talons qui passent et tactaquent sur les dalles de la coursive, un pas sensible et léger, féminin, un pas qui taquine les aigreurs de Louis' un bruit de femmes qui le fera rêver cette nuit.
Qui ?
Lui.
Ah, Louis !
Oui, mais ça n'est pas le seul...
Combien sont-ils ?
Qui, lui ?
Non, eux.
Ah ! Heu... Qui ?
Ceux qui s'arsouillent sans fête et écoutent consciencieux les bruits des autres
- de qui ? De Louis ?
Non, d'eux.
Pas Louis, alors. D'autres...
Oui-da, d'autres -
d'autres qu'ont convolé en de justes vies et gueulent maintenant leur haine d'être épris,
murmures et marmousins,
braille bambin
et soupir du vide estival,
gargouillent les entailles de la cité des Acacias,
tuyaux dégorgent,
autos s'engorgent,
Klaxon des odeurs
et puis quoi, encore ?
Les rires des marmots enjoués, en bas sur le parking,
les petits cris étouffés d'une fille qu'on taquine,
la voix aiguë de ses copines diseuses de secrets coquins
et les garçons taquins aux voix fortes et vantardes,
leur musiques de sauvages,
leur radio !
- J'entend plus la télé ! Ces petits merdeux vont se taire ! '
Il faut tenir ces choses fermement en main, surtout quand ces choses sont des carabines chargées,
oh, de longue date,
et que d'un geste maladroit on bouscule la fenêtre qui se ferme,
alors qu'on brise la vitre d'un coup de canon droit, acier contre le verre, cette bataille est perdue,
la bulle des débris,
une seconde suspendue, miroite dans le soir,
avant de s'effondrer, lamentables, sur le bitume brûlant.
Pan ! Un marmot blafard aligné au trottoir !
Pan, pan, un autre encore !
Et quoi d'autre ' Et pan !
Voilà qu'une balle va se ficher dans la bagnole à Duchemin du cinquième,
la BMW dont l'alarme sonne,
sonne, sonne,
sonne, encore,
sonne toujours,
sonne entre les parois crâniennes d'un Louis comme d'autres,
hagards et prostrés sous leur fenêtre éclatée,
sonne et se mêle au jeu des sirènes, à la rumeur des caméras,
quand de bleus messieurs l'abandonnent à de blancs messieurs,
aux alibis de meilleurs hommes
et de sa chambre capitonnée,
aidé par trois Valium,
il se laisse frapper par trois rires, à la télé.
A la prochaine, mes amis ! Ici Patrick ! Le meilleur de vos soirées cathodiques, à la prochaine et merci!

 


Louis II


Et si les lèvres noires du fleuve se resserrent ainsi pour un baiser glacial sur le front blême d'Hélène, c'est que - permettez-moi de vous le dire - la vie est une fameuse cochonnerie, ou plus justement peut-être, une substance dangereuse.
En tous cas, le type qui tient les manettes est un furieux ludique, voire un sacré cabotin. Il doit, à l'heure qu'il est, se taper sur les cuisses, pleurer des rire, baver de jubilation du sacré canular qu'il vient de faire au vieux Louis. C'est du signé destin, ça, du pur chienne de vie.


Voyez un peu ce bazar : outre l'eau du fleuve, qui parfaitement indifférente à ce bastringue continue à couler sous les ponts - et ce depuis que l'admirable conducteur du destin a eu la géniale quoique dangereuse idée de faire passer rivières, fleuves et voies ferrées sous les ponts - il y a tout un tas de gus qui font trempette en combinaison noire à la recherche d'Hélène (est-ce une heure, je vous le demande pour s'amuser à pêcher le cadavre ' ), assisté dans cette activité ravigotante et pleine de promesse par leurs petits copains, qui, en bateaux gonflables équipés de gaules et de lampes-torche, qui s'amusant, à l'aide de gros lampadaires articulés à balayer la surface sombre.


On passe sur les badauds, riverains qui nuitamment alertés par ce circus, se sont en-robe-de-chambrés, pantouflés et sont descendus voir si les noyés d'aujourd'hui valent ceux d'antan, les passants de hasard qui ayant cessé de passer sont devenus voyeurs de hasard, pochards et clochards, pas de hasards, ceux-là ; la fréquentation nocturne des ponts est pour eux une vocation.


On passe de même sur l'attroupement flashi-flashant des préposés aux faits divers locaux, on ne s'arrête pas d'avantage sur les beaux yeux verts de Delphine aux courbures si gracieuses, à la démarche souple, à la jambe noire-emballée et à la poitrine - oh ! je ne vous dis que ça - car cette très jolie demoiselle, bien qu'ayant la faculté de rendre fous d'amour ceux qu'elle vient à croiser, n'a rien à faire dans notre histoire, passons de même sur le car de police...


Ah, non, ne passons pas sur le car de police... Parce que, tandis qu'Hélène fait la planche entre ses bigoudis défaits, ses charentaises et sa robe de chambre, mais dans sa chemise de nuit, son veuf, ci-dessus prénommé Louis et présentement détrempé, vu que tiré par l'agent Poulaga du même bain que celui où repose sa tendre épouse, se fait consciencieusement cuisiner par un monsieur dont ça n'est pourtant pas le métier - la cuisson à l'estouffade, voulions-je dire. Non, ce monsieur fait plutôt dans la cuisson sur le grill, le passage à la casserole ou le steak tartare, à base de suspect le temps d'une bavure à l'échalote. Ce monsieur plutôt bien mis se fait appeler monsieur le Commissaire. Ca jette, non ?


Or, étant d'une ténacité pragmatique et étant doté par ailleurs d'un esprit pragmatique plutôt tenace, il tient absolument à savoir, le curieux, et de la bouche de Louis, pourquoi diable Hélène, épouse dudit sieur Louis, est-elle venue prendre son bain ici, alors qu'une perquisition rapide du foyer conjugal a permis de déceler en ce lieu l'existence d'une baignoire et d'une robinetterie en parfait état de marche.
Alors ?

En outre, en outre, comment se fait-il que ladite Hélène soit partie prendre un bain à des heures pareilles en lieu pareil, sans emporter aucun ustensile de toilette ?
Curieux, tout de même...

Et subsidiairement, M. le Commissaire aimerait connaître, si Louis a l'amabilité de bien vouloir lui répondre, la raison pour laquelle il se fait qu'une femme que des témoins affirment avoir connue vivante, ait été retrouvée morte dans le fleuve ?

Vous savez, mort : inanimé, le membre flasque, le regard vide, la peau glaciale et le teint blafard, sans la moindre probabilité que votre situation s'améliore le moins du monde. 'Quand on est mort, c'est pour longtemps, disait un philosophe à qui ça a du arriver.
Leur dialogue donne en substance :

Le Commissaire : Avez vous, oui ou non tué votre femme ?
Louis : Euh... Chais pas.

Le Commissaire : Ecoutez, mon vieux, soyez coopératif... Dites  oui , on vous boucle et on va tous se coucher...
Louis : Bon, si vous y tenez... Oui !

Le Commissaire : Oui monsieur le Commissaire.
Louis : Oui, m'sieur le Commissaire.

Ainsi fut classée par la police l'affaire Louis. C'est beau, hein ?
Et du destin de s'esclaffer - ah la bonne blague.

Le monsieur qui se tient maintenant devant Louis, un quinquagénaire bedonnant grisonnant à tendance calvitique, est le Président du club de bridge de Badins-les-Bidons, en Creuse Maritime. Subsidiairement, à ses heures perdues, il vient faire un tour à la clinique psychiatrique dont il est le directeur.

- Alors, mon p'tit Louis ? dit-il, Vous revoilà parmi nous... 
Non que Louis ait précédemment fait parti d'un quelconque club de bridge, mais il a, conséquemment à un précédent épisode où il flinguait quelques garnements au pied de son immeuble, fait un séjour dans ladite clinique.
- Vous nous aimez tant que ça ? ajoute le Directeur.
- Ben m'sieur le Directeur, commence Louis...
- Pas de monsieur le Directeur entre nous, mon petit Louis. Appelez moi Docteur.
- Si vous y tenez...
- Si vous y tenez, Docteur , insiste le blanc-blousé à l'enseigne du camisolé. - Dites moi, maintenant, mon p'tit Louis : vous savez bien qu'on vous a laissé sortir parce que nous pensions que votre mariage avec Hélène vous stabiliserait... Alors pourquoi l'avez-vous tué ?
A ce moment-là Louis semble être plongé, comme disent les Commissaires, les Directeurs, les Docteurs et les Présidents de club de bridge, dans une profonde perplexité.
- Troulala la cacahuète , qu'y se dit comme ça et il est pris d'une furieuse envie de se gratter le menton, désir contrarié par la chemise sans manches dont il est vêtu, d'un confort quelque peu contestable.
- C'est que, dit-il, je ne suis pas bien sûr d'avoir tué l'Hélène... Et en fait, je ne suis pas bien certain que c'était une bonne idée de me laisser sortir... Par contre, je suis convaincu que de l'épouser, c'était une sacrée connerie... Cette femme-là, Docteur, elle m'a marié pour se passer les nerfs !  Cochon de pochard, qu'elle me traitait, foutu salopard, ou bien  loqueteux sans couilles ! Quelle poisse, cette bonne femme. Le problème, c'est qu'elle avait du bon et qu'au fond, je l'aimais bien. Faut avouer que je rentrais pas souvent pour dîner et qu'elle venait me pêcher deux jours sur trois au bistrot, cul-par-dessus-tête entre une poulette et un Pernod. On est pas des anges, quoi.


- Mais la vie me pesait sur les épaules, ma vie à moi s'appelait Hélène et je peux vous dire qu'elle les pesait, ses soixante-dix kilos. Outre ça, une sainte femme, Docteur. Pas dans le silence ni dans la dentelle, mais une bonne épouse...
- C'est pas à sa peau à elle que j'en voulais, Docteur, mais bien à la mienne propre ! A elle, je pouvais rien lui reprocher, à part qu'elle me tapait sur les nerfs... D'autant que l'autre soir - le soir tragique, comme vous dites - je me suis aperçu qu'elle m'aimait beaucoup... Un peu tard, pour sûr.
- Ce soir-là, elle est venue me chercher chez Paulo, le bar tabac du coin de la rue, en tenue de combat, bigoudis, robe de chambre, pantoufles.
- Tu vas rentrer à la maison, bougre de salaud ! qu'elle me dit. Regarde dans quel état tu t'es mis !
( C'est vrai que j'étais saoul comme un pèlerin à l'étape. )
- Ce soir, je lui ai dit, c'est pas pareil, j'ai quelqu'un à tuer ! C'était de moi, que je parlais... Je me suis taillé à toute vitesse, l'Hélène au train et Paulo par derrière, vu que je n'avais pas payé...
Elle gueulait :
- Où c'est que tu vas ?
Moi :
- Me foutre en l'air !
Elle :
- T'es con ou quoi ?
Paulo :
- Ton ardoise, escroc !
Moi :
- Je vais me foutre à l'eau !
Hélène :
- En l'air ou à l'eau, faudrait savoir !
Paulo :
- Ah, non...
Paulo ne suivait plus C'est Hélène qu'a gueulé :
- Reviens, couillon, tu détestes l'eau !
Vu que je me ramassais tous les trois mètres, elle a tôt fait de me mettre le grappin dessus. La voilà qui me tire vers la maison en me traitant de tout ! Cette femme là, c'était un ornithologue, pour connaître tous ces noms d'oiseaux.
Mais voilà que d'un coup, je me suis trouvé comme une nouvelle force, comme qui dirait. Il n'était pas question que je rentre à la maison avant de m'être suicidé...
A cause des engueulades et des copains qui rigolaient quand elle me traitait comme un gosse de quatre ans :
- Hé Louis ! Il y a ta bonne femme qui vient te changer les couches !
A cause des gosses que j'ai tué - j'en rêve souvent, je peux plus dormir sans mes médicaments ou une bonne cuite. Puis je me dis que les gens du quartier finiront par le savoir et qu'on va me lyncher.
- Je ne veux plus vivre ! j'ai gueulé.
Et avant de comprendre, j'étais tout cavalant dans les rues, puis tout coulant dans l'eau, l'Hélène toujours au train.
Au moment où je touchais le fond et que je sentais la fin arriver, voilà qu'on me tire par le col avec une force, bon Dieu, quelle force ! Revenu à la surface, je reconnais mon athlète, Hélène...
- Lâche-moi ! que j'hurle.
Et je cogne et je tonne et elle gueule et je coule et elle me remonte et je re-coule et elle me repêche, quatre fois comme ça, Docteur, quatre fois ! Enfin, je sens qu'elle me lâche, je fais ni une ni deux, je replonge aussitôt...


Mais voilà qu'arrivé au fond, je me dis : T'es bien bête pauvre Louis, de vouloir mourir alors que ta bonne femme viendrait te chercher jusqu'en enfer et que somme toute, elle sait faire un excellent gratin dauphinois... Remonte donc t'excuser avant d'y passer pour de bon...
Je crois bien que c'était limite, mais me voilà tout content d'arriver bien vif à l'air libre.
' Hélène, Hélène !  je crie. Pas d'Hélène. Elle a fini par me lâcher, je me suis dit. Là j'ai dû aller trop loin... 
Mais non, mon Hélène était restée jusqu'au bout : deux mètres devant moi, je la vois qui flotte comme une vieille écorce que le courant emporte, entre ses bigoudis et ses charentaises. Toute morte.
- Merde ! j'ai gueulé, chienne de vie !
Et dans ma tête, j'entend un type qui se fout à rire, mais à rire ! A se taper les cuisses, à en pleurer, à en baver de jubilation !
Et ce type-là me dit :
- Ouah, fendard ! Il est impayable ce gars-là ! Par mon Olympe natale, quel gag !
- Chienne de vie, ça oui, chienne de vie, dit Louis.
Alors le Docteur :
- Eh oui, que voulez-vous, c'est comme ça... Vous savez jouer au bridge ?

Or donc, mortels, vous entendîtes d'Homère ce récit contant comment le Destin commandé par les dieux d'Olympe, apprit à Louis, revenu en Ithaque et n'y trouvant point l'Hélène Pénélope, les règles fondamentales du bridge.



Louis III


C'est dans son costume du dimanche qu'on l'a mis, Louis, car c'est coutume de s'attifer quand vient le monde vous voir vous-même. Enfin vous... Louis, quoi, lui : l'événement.
Et y sont bien en nombre, pour Louis, aujourd'hui, venus tirer son portrait pour l'afficher en première page de leurs gras canards. Y sont venus pour le prix. Vous savez, le prix, le prix Bienarmée-Charipas qu'on décerne à l'automne au plus chouettement bonnard des poètes incompréhensibles de l'année.
On y gagne un stylo, une invite au restaurant le plus bonnardement chouette du moment
- c'est à dire celui où qu'on fait payer le plus cher l'assiette la plus vide -
on gagne aussi le Pin's du jury et , éventuellement, sa reconnaissance.
Sans qu'on se trompe c'est le prix le plus noble, le prix le moins bien doté, le plus galligravoeil, le plus Inter (Hedern) Hallier, l'escroquerie littéraire la plus chiadée depuis le dernier Paul-Lou Sullitzer de l'univers connu.
Mais il faut reconnaître que cette année y se sont pas trop gourés en primant notre Louis à nous. Les délibérations ne se sont pas faites toutes seules : ça a même été une sacrée paire de foire d'empoigne, quand, une fois vidée les dix caisses de Champagne, il a fallu choisir celui des membres du jury qui était le moins bourré pour faire l'annonce à la presse...
L'annonce de quoi ?
Ben l'annonce du prix décerné au recueil de poèmes désigné au hasard par le Président du Jury parmi les trois présélectionnés, en toute impartialité, bien sûr. Les présélections, comme vous vous en doutez, relèvent du secret d'état.
Néanmoins, certaines indiscrétions soigneusement distillées, nous ont permis d'apprendre que les jurés ont adoré, tout simplement adoré la première partie de l'ouvrage de Louis, c'est à dire la biographie de l'auteur.
Parfaitement, chouettement, bonnardement glauque à souhait, la biographie de l'auteur, du neo Rimbaud, ça madame.
Ca n'est en effet pas la première fois qu'on lui voit son portrait dans les journaux au Louis.
La première fois, on l'a surnommé :Le Flingueur de Marmaille sans détail ;
la deuxième fois :  Le Noyeur d'Epouse ou l'histoire d'un ménage qui coule à pic, récit épique d'une nuit de blues où furent englouties tels de frêles esquifs malmenés par des flots d'encre les ultimes forces vives de Louis. Quoique lui garda au fond du ventre, par derrière sa tripaille sans foi, une petite braise bien assez rouge pour rallumer tout ça le jour où il faudrait coûte que coûte que ça revive, ce grand corps sec surmonté d'une cervelle qu'est un peu de traviole. Tandis que pour l'Hélène, l'épouse noyée... Peu de chance qu'elle repousse jamais, même si c'est qu'on l'a replantée à la Sainte Catherine dans une terre bien grasse... Quoique peut-être en profondeur, c'est sûr.

Il a fallu cinq années pour que reviennent en Louis des flammes assez hautes et que les pistons de sa petite mécanique rejouent la gigue des jours d'antan. Pas tout à fait comme avant...
On a pris de l'âge, de la ride et du bidon, semé du cheveux blanchissant sur les dents de son peigne, on a ralenti l'allure de la promenade et un peu compté les heures qui passent, sans toutefois y mettre trop d'aigreur, parce que l'aigreur et même l'angoisse et même les envies, les médicaments s'en chargent.
Ils toquent - toc, toc, toc, - à votre petite porte interne et il disent:
- Bonjour, c'est l'hygiène ! C'est pour enlever tous ces petits déchets qui vous embêtent... Allez les gars, on enlève !
Alors tous ces petits bonshommes tout ronds vous rentrent dans les sangs et vous nettoient la tête de fond en comble. On signe le reçu et on va se coucher.
- A ce soir, m'sieur Louis, dit en partant l'employé de la maison Gardénal ou son collègue de chez Tranxène.
Vous voilà tellement tout propre - un peu sourire, tout de même de savoir au fond de vous qu'ils n'ont pas assez fouillé pour trouver le VRAI charnier dans la cave à charbon - qu'ils viennent vous voir moins souvent, ou moins nombreux, c'est selon.
On dort bien, on ne mange pas trop mal, on se fait pas de soucis, on se sent un peu chez soi, alors enfin, après tant d'années à être resté dans la pénombre - chauve-souris dure d'oreille qu'aurait eu du mal à trouver la sortie de sa caverne natale - on pointe un quart de bout de nez timide dans l'embrasure de la lourde.
Bon Dieu ! Que ça sent bon !
Et, Sainte Chèvre qui tourne en bourrique, ça pique frais comme du printemps tout neuf et voilà du vert et du blanc et même, même du rose, du charnu, du lippu, du goulu et du moiton d'upérus à plein pif, à vous en détremper la mimine d'envie !
Le monde !
Satané vieille branche de vaste monde ! Biiip, biiip, biiip, surface les sous-marins, biiip, biiip, videz les ballasts garçons, faites sauter l'écoutille, mes gaillards, on est en vue de la rade en pleine paix revenue! Y'a du flonflon de terre libre sur laquelle on danse dans l'air du continent et une pleine tartine de soleil étalée d'un horizon à l'autre et à nous les...
Oh ! Oh ! On se calme !
Il y a consigne, les braillards ! Un an de caserne avant libération! Ah, et oui... Passés les murs de sa tête, Louis trouve sa chambre. Blanche, toute blanche, capitonnée. Un lit de fer, une table de nuit et rien. Deux heures d'exploration à tout casser, en y mettant de la bonne volonté.
La clinique. Couloirs, salle commune, salle télé ( à mettre de côté pour l'hiver ), chambre des autres pensionnaires ( interdites ), le réfectoire ( sur accord du Directeur ), les bureaux ( interdits ), les cuisines ( interdites), les sanitaires ( fréquentation autorisée dans certaines circonstances ). Bon. Avec ténacité, on fait le tour de tout ça en une semaine.
Le parc. Chouette parc. Deux mois.
Les grilles. Stop ! Demi-tour droite ! Trente secondes.
Bon, il pleut...
Une partie de dames avec la Pompadour ( hystérique ), une belote avec Napoléon ( limité ), Henri IV ( prétentieux ), ce type qu'on appelle Nintendo ( ou le renouveau de la schizo ) et cette originale qui se prend pour un distributeur automatique de savonnettes emballées. Quatre heures trente, un rayon de soleil crève l'opacité des vitres en verre dépoli.
Quatre heures trente cinq, il pleut.
Quatre heures trente-sept, Nintendo quitte la partie. Raison : il s'aperçoit que Napoléon triche et il affirme que ce dernier lui fend le disque dur. Bug.
Quatre heures trente-neuf. Louis déambule dans les couloirs et se demande pour quoi ou qui il pourrait bien se prendre, histoire de passer le temps. Il hésite encore entre le Capitaine Crochet (fantasque) et un assassin maniaque ( mais où va-t-il chercher tout ça ? ) quand paf, aïe, oulah!
Paf, aïe, oulah...
Une porte inconnue à trois heures !
Interdit ?
Non...
Fermé ?
Non...
Ah...
Y-a-t-il des infirmiers sur ta planète ?
Non...
Ah, intéressant... Et y-a-t-il des surprises sur ta planète ?
Non plus...
Ah... C'est dommage, rien n'est parfait...

Ben oui, mais il y a la palpitation du petit rien, l'émotion du tout neuf, quand c'est que d'habitude, ça recommence tous les jours pareil,
pareil à ce disque rayé qui passe, passe, passe, passe, passe,
passe, cloc, repasse, cloc,
jusqu'à ce qu'épuisé il cesse enfin de passer...
Vas-tu l'ouvrir cette porte ' Oui ' Alors...
Alors et ben, alors ça tout de même, ah ben oui ça, hein, c'est... Si Non, tu parles, Charles, alors ça... C'est une... C'en est une. Enfin presque. Du moins, ça a dû avoir l'intention d'en être une. Ouais.
Alors Louis y est entré. A vrai dire, il n'y en a qu'une de pleine sur toutes celles qu'auraient pu l'être. Et pas une fortune encore : seulement neuf. Neuf aux dos tordus, parfois décollés, décolorés et jaunis, tout crevassés d'usage, gondolés et tout poisseux de s'être abandonnés sans vergogne à tant de mains curieuses aux caresses parfois peu respectueuses.
Mais plus loin, des collègues d'allure plus fraîche, aux couleurs encore vives : des périodiques. Ah, vraiment, était-ce vraiment la peine, vu le peu d'intérêt que présentent les neuf pauvres livres rangés en vrac dans les étagères lugubres de cette misérable bibliothèque, de faire autant de suspense Deux Oui, oui , trois Club des Cinq, trois fort dignes représentants de la collection Harlequin et un surprenant Guide des mille et une façon d'accommoder son magnétisme à l'autocuiseur...

Comme la vie est bien faite... Et comme les récits de fiction sont bien ficelés ! En page de garde de ce dernier ouvrage, un inconnu a tracé le quatrain :
Printemps,
Que le monde est content,
Automne,
Que tes plaines sont mornes...
Le tracé mal assuré de cette oeuvrette innocente - drôle de testament - s'achève par un trait de crayon en travers, ce qui laisse à penser que l'auteur s'est fait pincer dans le feu de l'action et que l'eau glaciale du jet à pression a dû lui apprendre à salir les livres de la clinique.
Et ça trottine et ça galope des sinuosités de la caboche au pauvre Louis à ses idées vasouillardes, comme une contrariété en plus coloré, comme un souriceau de labo contraint par les parois vicieuses d'un labyrinthe à se creuser les instincts pour enfin niaquer son pet de gruyère chronométré. Et ça vient.

Mesdames et messieurs, roulez trompinettes et sonnez tambourins, au creux de vos oreilles ébahies, ouissez l'oeuvre première du poète naissant :
Chouette ! Du chocolat,
Ce matin au déjeuner,
C'est dimanche et c'est
Bien comme ça.
Transcendant, hein? L'enthousiasme du quatrain n'a eu d'égal que l'optimisme du Directeur ( qui est surtout président du club de bridge de Bidon-les-Bedaines en Creuse Maritime ). Le brave homme - pardonnons-le, il ne savait pas ce qu'il faisait - félicita chaleureusement notre Louis et l'encouragea à poursuivre ses efforts. En outre, il fit livrer feuilles et stylo au poète, parce qu'écrire au marqueur sur les murs blancs de sa cellule, ça fait désordre.
Drôle de porte que la rime. Drôle de clef. Clef des champs qui donne le la d'un rêve neuf et qui faute de déverrouiller les serrures du Paradis n'en est pas moins le billet en règle d'une croisière en hautes sphères.
Il faut quand on part en voyage - un voyage palpitant dont toutes les étapes ne sont pas d'agrément - prendre dispositions et précautions. Louis raccompagne les employés des maisons Tranxène et Gardénal à la porte, poliment.
- Merci messieurs, qu'y dit, je n'ai pas besoin de vous aujourd'hui et hop, une fois pilules et cachets par les conduits de l'évier on descend à l'ombre de sa cave à charbon déterrer ses cadavres...
Mais précautionneusement, hein... On met, en voyage, ses trésors mignons à l'abris des coquins censeurs des frontières, on donne le change à la douane en y abandonnant quelques niaiseries qui ne valent pas un clou mais font la joie directoriale.
Le reste, on le cache soigneusement...
Ainsi, une fois largués les gentils organisateurs de ce pseudo voyage organisé, on se faufile en pleine nuit, une belle nuit claire qu'inonde un rond de Lune que vient juste corner le coin d'un canular-nimbus, on se glisse par les chemins de contrebande et l'on peut,
on peut , oh !
On peut tout ça...
A nous les diableries des cités merveilleuses, brillantes d'électriques saphirs sulfureux où défilent mille fils et filles des flots et des astres, enfants de fallacieuses affaires aux faces affublées de fards effrayants et coiffés d'étoffes fabuleuses, à nous les guirlandes d'astronefs millénaires et de vaisseaux marins, de navires marcheurs et de trains volants qui nous livrent à pleine brassées des vices exotiques que l'on découvre petit à petit sous leurs multiples emballages, à nous les fourmis dans la moelle à s'en croquignoler le topinambour tant s'en faut que l'Océan ramène à plein goémon du tripon d'Actarus et des friponnes en dentelles, à s'en noyer la dent creuse des sèves qui brusquement affluent sur le reflux du temps et dresse la montagne des fois où s'écoulent en flots continus les graines de sénevé et les dragées aux amandes qui enlèvent le péché du monde, à nous les muses dont les poses feraient rougir le moins pur des missionnaires à les regarder ainsi s'adonner au saphisme et à croupigner des babiches à vous en alincher le tatindru et à vous goulavrer les affaires! Sodome et Glamour ! Go more et maman !
Libre, bon Dieu ! Vrai comme ça ne peut être vrai que dans le sillage de nos droits chemins détournés, où seule langue bien fourchue peut aller farfouiller en domaine du réel ! Et nique ta mort !
Alors on s'endort. Et quand vient le matin, qu'on a bien caché tout ça au creux des replis du matelas, que l'infirmière s'étonne de vous trouver si tard au lit ( et fait alléger votre traitement ) on se fait délice à s'inquiéter un peu de ce qu'on a bien pu pondre cette nuit. On jette beaucoup.
On garde peu. Mais cette fois, on y est.
Et tout s'enchaîne : Suzy la dactylo folle qui, la pauvre fille, s'est imaginée qu'elle était victime de harcèlement sexuel de la part de son patron - un grand financier connu - a tapé tout ça clandestinement sur la machine d'enfant qu'on lui a laissé, et Martin Dutour, qui a finalement renoncé à être Jeanne d'Arc ( mais a bien juré qu'avec Le Pen et Hitler, il les aura, les Anglais ) a sorti tout ça et l'a livré après photocopie à tout un tas d'éditeurs, persuadé, le brave garçon, qu'il s'agissait des états-majors du Roi de France.

* * *

Monsieur Galligravoeil a trouvé le tout vachement, bonnardement graveleux à souhait, vendable en somme avec un air de scandale ) faire exploser son compte en banque. Chouette, s'est-il dit en somme, à moi les Seychelles cet hiver ! 
Ses directeurs du marketing et de la communication, MM. Dollar et Ducochon, lui ont affirmé que la situation de Louis était un excellent facteur de vente si, et seulement si, une fois le prix Bienarmée-Charipas en poche, on le faisait libérer :
- Du rêve à quat'sous, quoi, bon Dieu, du fantasme de mégères à l'approche des fêtes, bon sang de bonsoir! De le happy end, crotte !
Alors on fait pression sur le Directeur, qui voulait justement publier un ouvrage sur l'importance de la poésie au sein de l'univers psychiatrique.
- Bon, a-t-il dit. Pour mon bouquin, quinze mille exemplaires et une réédition en poche l'année prochaine et on en parle plus, je vous le libère à la date prévue, votre poète.
- Tope-la, a dit Galligravoeil, digne descendant d'une lignée de maquignons.
C'est pourquoi Louis s'est retrouvé ce matin sur le perron de la clinique, emballé comme un oeuf de Pâques dans son costume du dimanche un peu court de manches.
Tout allait à merveille. Il faisait beau. On avait fait poireauter comme il se doit public, journalistes et officiels pendant deux heures, ménageant à merveille un suspens délicieux, un hasard frauduleux dont furent informés par égard pour leur rang le Ministre et le Président.
On avait par prudence interdit les visites aux malades et fait doubler d'iceux les rations de Tranxène. Si bien que pionçaient pareils à des agneaux Néron, Charlemagne, Jack Lang, Terminator et Victor Hugo.
Tout allait à merveille.
L'on jubila. L'on jubila ici, on jubila de là : Galligravoeil jubilait baryton et le Ministre ténor, MM Dollar et Ducochon jubilaient en choeur de ténors légers tandis que contralto, le Directeur jubilait par-dessus la grave plainte de son nègre renfrogné.
- Oulalah, déclara Louis et l'on applaudit.
Une merveilleuse journée, un conte de fée.
Alors pourquoi, dites-moi pourquoi cet imbécile de poète s'est mis en tête - alors qu'on le sortait de l'ornière, sa chance dernière - pourquoi a-t-il fallu qu'il étrangle à mort, lentement, méticuleusement, presque gracieusement ce pauvre Directeur devant les caméras ébahies du monde télévisé.
Cela aurait pu être une sacrée bonnardement de chouettarde journée.

Or donc, en cette fable l'on apprit le pourquoi de la convocation qui convie, dimanche en huit, les adhérents du club de bridge de Bidon-les-Bedaines en Creuse Maritime, à élire un nouveau Président.

©1999 jpr kraffe

 

 


Menu 

NOUVELLE
IDÉES
POÈME
CONTE
ROMAN

 

nouvelle

 

   contes

            

       romans

         

         poesie